Sidi Askofaré - Présentation de « Qu’est-ce que rêver ? » de Pierre Bruno
Espace
Analytique
Paris,
03 février 2018
Présentation
de « Qu’est-ce que rêver ? » de Pierre Bruno
C’est
tout à la fois un plaisir et un honneur d’avoir à présenter, cet
après-midi, au côté de Pierre Bruno, son dernier ouvrage qu’il a
intitulé : « Qu’est-ce que rêver ? »
« Qu’est-ce
que rêver ? », et non pas « Qu’est-ce que le
rêve ?» ou « Qu’appelle-t-on rêver ? », ou
« Que veut dire le rêve, ou, a
fortiori :
« À quoi sert de rêver ? ».
Vous
l’aurez compris, dès le titre de cet ouvrage, l’accent est mis
par l’auteur sur le verbe rêver
– donc, sur cet élément de langage qui exprime un dynamisme
(action, état, devenir -. D’ailleurs, dans leur Essai
de grammaire de la langue française
- référence lacanienne s’il en est -, Jacques Damourette et
Édouard Pichon notaient déjà ceci : « Après le verbe
rêver,
l’infinitif peut se construire soit directement, soit avec la
préposition de
(…). L’infinitif, construit directement, exprime un phénomène
se déroulant en songe (…). L’infinitif introduit par de
indique un phénomène non réalisé que l’on désire, et que l’on
se plaît à imaginer la veille. »
Tout
est là déjà dit ou presque, si l’on pouvait, en matière de
rêver, se contenter du savoir du grammairien. Mais ce savoir, si
précieux indique déjà une voie, celle de distinguer ce qu’il en
est du rêver tout court qui, en français, – le dictionnaire
l’atteste, se situe du côté du « vagabonder », du
« délirer » et du « divaguer » -, de le
distinguer, donc, du « rêver à… », du « rêver
de… » voire, et c’est là sans doute que la psychanalyse
innove, du « rêver pour … » que nous rencontrons
électivement, dans notre pratique, avec ce que nous nommons depuis
Freud des rêves
de transfert.
Ce
n’est évidemment pas au savoir de la grammaire, qui, disons-le,
n’est pas rien, que Pierre Bruno compte donner, cependant, une
suite qui vaille, avec cet ouvrage.
Je
prendrai mon départ du constat suivant : si, il y a peu, le
centième anniversaire de la publication de L’interprétation
du rêve
a donné lieu à une foultitude de nouvelles traductions du
chef-d’œuvre de Freud – je mentionnerai notamment celle que
Jean-Pierre Lefèbvre a fait paraître au Seuil, « Points »
-, on peut dire que peu d’analystes ont eu l’audace de reprendre
à nouveaux frais le thème, le motif, le problème ou l’objet du
rêve. Y compris Lacan soi-même dont nous savons qu’il n’a
consacré expressément au rêve ni séminaire ni écrit,
contrairement à ce qu’il fit pour le transfert, l’angoisse, le
fantasme – Cf. les Séminaires éponymes et La
logique du fantasme
- ou le symptôme/sinthome.
Donc
après l’ouvrage « régressif » – je veux dire qui
revient en-deçà de la découverte freudienne de Tobie Nathan (La
nouvelle interprétation des rêves,
O. Jacob) et la plus récente très récente parution de
L’interprétation
sociologique des rêves
(Ed. La Découverte) de Bernard Lahire, c’est à Pierre Bruno qu’il
revient de produire, dans l’espace francophone, le premier grand
livre de psychanalyse qui renoue avec la problématique du « rêver »
- comme on a pu dire le « gouverner », l’ « éduquer »
ou le « psychanalyser » - tel que Freud l’a thématisé.
Mais,
renouer avec Freud, ici, ne veut pas dire l’épeler, l’invoquer,
le réciter ou le commenter. C’est d’abord prendre acte de ce
que, s’agissant du « rêver », il y a clairement un
avant et un après Freud, très exactement au sens où le « rêver »
ne se conçoit plus de la même manière selon qu’il est envisagé
avec ou sans l’hypothèse de l’inconscient freudien.
J’en
viens à présent, plus directement, à l’ouvrage que nous propose
Pierre Bruno.
Il
y a mille et une raisons pour considérer que ce n’est pas
simplement par modestie que Pierre Bruno n’a pas intitulé son opus
La
nouvelle interprétation du rêve – ou L’autre nouvelle
interprétation des rêves -. Si
le titre ne s’était, par effet de collection, autant galvaudé,
Dictionnaire
amoureux du rêve
lui aurait bien convenu. Pourquoi ? Justement parce que bien
que ce soit un livre extrêmement fouillé, articulé et documenté –
je ne dirai pas érudit parce que Pierre Bruno récuse cette
épithète, sans doute à cause de l’idée de compilation stérile
attachée à ce terme -, il se présente moins comme un traité sur
le rêver que comme un dictionnaire aux entrées multiples qui
ouvrent sur des textes, des articles concis et fort ajustés à leur
titre. De sorte que cet ouvrage peut se lire de façon linéaire
comme il se peut lire par chapitre /article au gré des
curiosités du lecteur.
Vous
aurez compris que l’ouvrage que nous propose Pierre Bruno est un
livre qui ne se survole ni ne se résume. Il demande et même exige
une lecture voire une méditation attentive.
En
lieu et place de ce survol qui, en revanche, risquait d’être
décevant ou frustrant, je fais le choix de faire ressortir et de
souligner certains des nombreux thèmes, propositions et thèses qui
me paraissent devoir être repris, interrogés et discutés.
Dans
cette perspective, je dirais qu’au fond, si l’ouvrage de Pierre
Bruno semble s’articuler autour de trois thèses solides,
éclairantes et non triviales :
- Le souhait (Wunsch) n’est pas le désir (Begehren) ;
- L’accomplissement du rêve n’est pas sa réalisation ;
- Le rêve est le contraire du fantasme ;
Ces
affirmations ouvrent la voie à une exploration du rêver
qi s’accompagne d’une double mise au jour : ce que la
découverte freudienne de l’inconscient change dans l’appréhension
du processus et du produit du rêver d’une part, et, d’autre
part, la contribution décisive du pas de Lacan dans l’élaboration
de la réponse à la question : « Qu’est-ce que
rêver ? ».
Si
je devais faire un rapide bilan de ma lecture – rapide, trop
rapide, de cet ouvrage -, je dirais que j’ai été instruit
principalement sur trois points :
- Le premier point porte sur le rapport, que dis-je, sur l’équivalence du rêve et de la demande ou, plus exactement, la thèse du rêve comme demande. Je n’ignorais pourtant pas cette thèse que Lacan énonce très clairement le 18 mars 1970, quand il affirme que, je le cite : « (…) pour le rêve, chacun le sait maintenant que c’est la demande, que c’est le signifiant en liberté, qui insiste, qui piaille et qui piétine, qui ne sait absolument pas ce qu’il veut. » (Séminaire XVII, p. 149).
Je
considère que cette thèse, Pierre Bruno l’articule d’une
manière telle qu’elle éclaire considérablement ces points
fondamentaux que j’évoquais plus haut : la distinction du
souhait et du désir, l’opposition entre le rêve et le fantasme et
leur topologie différentielle.
- Le deuxième point porte sur cette opposition entre le rêve et le fantasme que l’analyse de la Wunschphantasie permet d’établir définitivement. Je cite Pierre Bruno : « Lacan part de son mathème S◊a pour poser que dans le fantasme le sujet s’évanouit dans son rapport à un objet électif. Dans le fantasme, toujours selon Lacan, le point focal serait le sujet. Cependant, l’objet, a, serait voilé et énigmatique. Dans le rêve, il en irait du contraire, puisque le rêve serait focalisé sur l’objet. Le rêve serait donc le contraire du fantasme ». (p.311)
- Le troisième point, enfin, est relatif au rapport du rêve au temps. Occasion pour Pierre Bruno d’ouvrir le dossier complexe de l’occultisme, de la télépathie et de la voyance. Ici, c’est la déviation junguienne qui est ici convoquée pour fonder en raison l’option freudienne de ne pas céder à l’illusion d’une possible prédiction de l’avenir par les rêves.
Mais,
comme vous le savez tous, ne nous apprennent pas seulement par ce
qu’ils comblent de notre ignorance. S’ils sont vraiment grands –
et je crois que celui que nous présentons ce soir l’est -, ils
nous instruisent également par les questions qu’ils suscitent, par
les évidences qu’ils ébranlent, par les hypothèses et les
intuitions qu’il suggèrent.
Je
ne dispose pas du temps nécessaire pour rapporter ici toutes les
questions et les pistes de recherche que je dois à la lecture de
l’ouvrage de Pierre Bruno. Je n’en retiendrai que trois
questions, celles qui me paraissent les plus importantes et les plus
susceptibles de susciter une discussion et un débat.
La
première question ne surprendra personne. En effet depuis quelques
années, et en particulier depuis l’accent mis par nombre
d’analystes sur le dernier enseignement de Lacan, il y a pour ainsi
dire comme une sorte de désaffection tendancielle pour le rêve, au
profit du fantasme d’abord – notamment quand la « traversée
du fantasme tenait l’affiche en tant que principale voire
coordonnée exclusive de la fin de l’analyse -, puis au profit du
symptôme ensuite – là aussi le surinvestissement du symptôme est
contemporain de l’accent mis sur « l’identification au
symptôme » et la thématisation du symptôme comme 4ème rond
). Ma question, que j’adresse à Pierre Bruno, est la suivante :
comment le projet et la réalisation de ce livre s’inscrivent-ils
dans cette problématique ?
La
deuxième question est plutôt liée à la place et à la fonction
des rêves et de leur interprétation dans les cures aujourd’hui.
Dans son ouvrage, P. Bruno lui-même, dans son chapitre intitulé
« Ella Sharpe interprète », souligne que Lacan,
reprenant l’interprétation par Ella Sharpe du rêve de son patient
avocat, dans son Séminaire Le
désir et son interprétation,
aboutit à d’autres conclusions, « ce
qui a bien sûr des incidences sur la direction de la cure ».
(p.299)
Ce que nous
entendons dans les cartels ou jurys de passe nous donnent
généralement une assez bonne idée de la place qu’occupe le rêve
dans l’analyse d’un sujet, que ce soit du côté de l’analyste
ou, plus radicalement, de celui du passant. Ce que j’aimerais
savoir, cher Pierre, c’est si, selon toi, l’option qui a consisté
à mettre l’accent sur le symptôme, sur la jouissance (versus
le désir), sur l’orientation vers le réel, la coupure, les
séances courtes, a produit ou non des incidences sur la place
accordée au rêver
et aux associations sur le rêve, dans les cures et leur direction ?
Ma
troisième et dernière question est plus doctrinale. J’ai conservé
le souvenir qu’à l’occasion d’un travail que j’ai réalisé
sur l’inconscient, j’avais été très impressionné par ce que
Lacan disait de l’inconscient quand il affirmait, à l’Ouverture
de la Section clinique de Vincennes,
que « l’inconscient donc n’est pas de Freud, il faut bien
que je le dise, il est de Lacan. Ça n’empêche pas le champ, lui,
soit freudien. » (Ornicar ? n° 9, p. 10). Et au fond, la
contestation par Lacan de l’élucubration de Freud sur
l’inconscient s’appuyait sur sa critique des schémas de
l’appareil psychique de la Traumdeutung,
eux-mêmes
fomentés à partir de la clinique du rêve et de son interprétation.
Ma question, et ce sera dernière, est donc : cette critique
lacanienne de la conception freudienne de l’inconscient te
paraît-elle fondée et juste ? Et si oui, quelles conséquences
peut-on en tirer, selon toi, dans la considération et le traitement
du rêve dans la pratique psychanalytique.
Ces
questions sont loin d’épuiser tout ce que cet ouvrage donne à
penser, bien évidemment. Je terminerai juste en disant combien je me
réjouis du parti que Pierre Bruno a su tirer, à côté de la
fréquentation assidue des analystes, Freud et Lacan au premier chef,
de sa connaissance prodigieuse de la philosophie (d’Aristote à
Wittgenstein), du cinéma et de la littérature. Je mentionnerai
particulièrement le sort qu’il fait au chef-d’œuvre de Haruki
Murakami, Kafka
sur le rivage, ouvrage
dont j’aimerais que Pierre Bruno nous dise toutes les conséquences
qu’il a pu en tirer pour repenser certains des problèmes cruciaux
de la psychanalyse : Œdipe, castration, différence des sexes,
mort, symptôme…
Sidi Askofaré