SIdi Askofaré - LACAN A L’EPREUVE DE LA CLINIQUE Note sur « PAPIERS PSYCHANALYTIQUES Expérience et Structure » de P. BRUNO
LACAN A L’EPREUVE DE LA CLINIQUE
Note
sur « PAPIERS PSYCHANALYTIQUES
Expérience
et Structure[1] »
de P. BRUNO
Avec la
découverte et l’invention freudiennes — l’inconscient et la psychanalyse —
vient au jour non seulement un discours nouveau mais une raison : la
raison psychanalytique, à distinguer voire à opposer à la raison scientifique
comme à la raison philosophique. L’ouvrage que nous propose Pierre BRUNO se
présente comme une défense et illustration de cette thèse.
Son point de
départ, qui est aussi son fil conducteur — celui qui relie les articles
recueillis — est le dire paradoxal qui s’infère du dernier enseignement de
Lacan : certes la structure est ce qui ne s’apprend pas de la pratique,
mais la structure sans l’expérience est règne de l’inhibition. Aussi le
transfert, qui détermine et structure le champ de l’opérativité de la
psychanalyse, devient-il le principe et le moyen de toute exploration possible
de la structure : celle du sujet comme celle de l’Autre.
C’est à partir
de cette considération fondamentale que Pierre Bruno examine à nouveaux frais
cinq questions cruciales pour la psychanalyse.
« Démenti
du réel, mutation du symptôme », premier article de fond après la brève
introduction, « Expérience et structure », est un examen ample,
précis et approfondi du rapport du Nom-du-Père ou des Noms-du-Père et du
symptôme. On sait qu’il s’est constitué à ce propos une doxa, encore
aujourd’hui fort répandue, qui a tendu dans un premier temps à confondre
Nom-du-Père et symptôme puis, dans un second temps, à faire du Nom-du-Père un
cas particulier du symptôme voire à soutenir que le « symptôme est
père ». Avec comme conséquence, in fine, l’effacement de la dimension
subjective et subjectivante de ces notions (Nom-du-Père et Noms-du-Père) au profit
de catégories para-linguistique (capitonnage) et topologique (nouage) qui ont
toute leur valeur mais dont le mésusage tend à l’effacement voire à la
forclusion de la différence des sexes.
P. Bruno
mobilise la toute dernière partie de l’enseignement de J. Lacan — les
Séminaires 22, 23 et 24 notamment — pour montrer en quoi cette lecture est
fautive d’un point de vue doctrinal mais aussi et surtout problématique du
point de vue de la clinique psychanalytique, en particulier celle de la fin de
l’analyse.
La première partie
de ce texte — qui prend sa portée et son relief à être situé dans les débats
sur la passe et la fin de l’analyse qui ont agité l’École de la Cause
Freudienne et l’Association Mondiale de Psychanalyse à la fin des années 90 —
porte sur la doctrine du Nom-du-Père chez Lacan. P. Bruno s’y efforce de
restituer le « mouvement qui, de l’article sur Schreber où Lacan définit
le Nom-du-Père, ne cesse d’en réajuster le principe, par sa pluralisation
d’abord, puis sa réorthographie, enfin par l’affirmation, en 1975, de son peu
de poids en définitive ».
Avec « La
mutation du symptôme », nous sommes au cœur du procès par lequel le
symptôme en viendra à assurer « la vectorialisation d’une théorie
délocalisée de la structure », c’est-à-dire d’une théorie de la structure
non exclusivement capitonnée sur le Nom-du-Père.
P. Bruno y
examine tour à tour, « La méthode de Lacan »[2],
« La nomination du symbolique », et « Le sinthome ». C’est
la traversée de ces thèmes et l’examen précis des problèmes qui conduisent
l’auteur à la thèse centrale qu’il convient de retenir : « …le
Nom-du-Père n’est pas le symptôme, car « c’est en tant que le Nom-du-Père
est aussi le Père du Nom que tout se soutient, ce qui ne rend pas moins
nécessaire le symptôme. »
Cette perspective
n’est pas sans conséquence sur la conception à se faire de l’analyse et de sa
fin. C’est pourquoi P. Bruno va traiter aussitôt après de
« L’incastrable », terme qui positive le fait que la fin d’une
analyse n’est pas la réalisation d’une castration sans reste. Ici, l’auteur
prend explicitement le contre-pied de l’idée — hystérique ? — selon
laquelle la fin d’une analyse consisterait, pour le sujet, à afficher son
manque à être. Contre cette interprétation erronée de l’assomption du complexe
de castration, P. Bruno fait valoir que « la fin de l’analyse consiste
dans la substitution d’un « démenti du réel » (Lacan, 1975) au
démenti du sujet, et non dans la disparition du démenti. « L’incastrable
est le nom de ce démenti du réel ».
Enfin, dans Ego P. Bruno examine les conséquences de la
théorie du sinthome et de
Sinthome
L’Ego sur la
doctrine de la fin de l’analyse, leur retentissement sur les concepts de moi,
d’imaginaire et d’identification. Il en ressort une lecture très éclairante de
ce qui constitue le point d’arrivée de Lacan sur le problème de la fin de
l’analyse, à savoir l’identification au symptôme.
Il résulte de
cette lecture rigoureuse une thèse qui ne l’est pas moins : « Si
j’ai insisté pour ne pas faire du Nom-du-Père un cas dégénéré du symptôme,
c’est pour dissoudre le risque de gommer la division des sexes, dans ce qu’elle
touche à l’asymétrie du néant et du vide, pour employer deux termes de toute
façon impropres. […] La découverte, inadmissible de Freud, est de dire, avec
des mots simples, qu’il n’y a pas de nature ou d’essence féminine, mais un
devenir féminin, c’est-à-dire pas de signifiant, dans aucun langage, ni langue
pour représenter une libido féminine. Or, le Nom-du-Père relève d’un opérateur
qui légifère du côté non féminin, soit du côté où la différence des sexes est
réduite à l’alternative : avoir ou pas (le phallus), alors que le symptôme
relève d’une nécessité strictement supplémentaire : traiter une jouissance
(qu’elle concerne un sujet qui dispose de l’imprimatur phallique) non
appareillable dans le symbolique seul. Le symptôme est ainsi signe que l’homme
n’est pas complètement masculin, quoiqu’il en ait. » (p.184)
Dans un deuxième
chapitre intitulé « La débilité, malaise dans le savoir », Pierre
Bruno reprend son texte de 1985, « A côté de la plaque », devenu
depuis un des textes de référence sur cette question peu examinée depuis la
célèbre étude de Maud Mannoni, « L’enfant arriéré et sa mère ». Il y
ordonne les thèses de Lacan, peu reprises, à propos de la débilité et leur
fournit un paradigme clinique : le cas Hem. Condensons, avec P. Bruno, son
examen de la débilité :
« La
débilité a été radicalement confisquée par la psychologie au point de prêter à
croire qu’une échelle de performances peut rendre compte de sa mesure. Or, une
simple phénoménologie des attitudes épistémiques aurait suffi à relever que son
secret est tout entier dans un refus de l’aventureuse expérience parolière au
profit d’une dogmatique des généralités. L’imaginaire, qui se défie de l’équivoque,
y neutralise l’imagination, qui prend appui sur les hasards du signifiant.
Lacan y insiste : la débilité consiste dans le non-questionnement du
rapport sexuel, ce qui explique que les plus grands Q.I. n’en soient pas
exempts, et que les petits se vérifient régulièrement victimes, comme Freud
déjà l’avait découvert, d’un tarissement forcé de la curiosité sexuelle
infantile. L’Atlantide de l’Autre sexe fait le lit du mythe d’un Ailleurs, au
lieu d’être réalisée comme témoin de la création de toujours. Qu’il n’y ait pas
besoin de non-Dieu pour ne pas créer, est l’épistémè à l’égard duquel le débile
est récalcitrant.
Disons […]
que la débilité est structurale, dès lors que la structure est séparée de
l’expérience du signifiant, en tant que rencontre avec la surprise de ce qu’un
autre peut me dire. » (p.53)
Au texte de
1985, P. Bruno adjoint un supplément inédit, « Acting out et débilité
mentale » qui montre comment, à la condition d’être interprété, l’acting
out — distinct du passage à l’acte — en tant que tentative d’éliminer
la consistance de l’Autre, peut constituer pour le débile une voie d’entrée
dans le discours analytique.
Sous l’intitulé,
« La direction de la cure », l’auteur s’attache à l’abord de
problèmes concrets de clinique analytique.
« Demande
(…) commencement » s’efforce de penser et de trouver solution aux
phénomènes de défense et de résistance du patient qui entravent l’acte qui
commande le commencement de l’expérience, c’est-à-dire non pas le « début
du traitement » mais l’engagement de l’analyse.
« L’autre
Œdipe » revisite la clinique psychanalytique à partir de deux motifs très
rarement mobilisés : l’œdipe inversé ou négatif de Freud et l’
« au-delà du complexe d’Œdipe » introduit par Lacan dans le livre
XVII de son Séminaire (1969-1970).
Sur le premier
point, P. Bruno, après un rappel du changement de Freud à l’égard de l’œdipe
(in « Psychologie des foules et analyse du moi » (1921) et « Le
moi et le ça » (1923)) dégage d’un même mouvement l’innovation — la
féminisation du fils dans sa relation au père — et sa conséquence dans la
théorie — refonte du complexe de castration.
« Puisqu’il
y a désormais, pour le garçon, deux modes possibles du complexe d’œdipe, le
masculin (affronter le père) ou le féminin (le prendre comme objet d’amour), l’inéluctabilité
de la castration se trouve établie : quel que soit le choix du mode, la
castration en est le résultat. Cette avancée dans la doctrine n’est pas sans
reposer le problème de ce qu’est la castration. Totem et Tabou avait
déjà établi que celle-ci ne saurait se réduire à ce qu’elle est dans
l’imaginaire de la menace — pour autant qu’alors elle n’est plus ce qui punit
l’inceste avec la mère, mais qu’elle est la conséquence d’une soustraction de
jouissance effectuée au cœur du sujet par le parricide. La logique qui déduit Œdipe
à Colone, c’est-à-dire la castration absolue, d’Œdipe Roi,
c’est-à-dire le parricide plus l’inceste, est ainsi rompue, de ce que le
parricide, désormais, interdit l’inceste. » (p.108)
Cette
perspective dégage une question inédite, celle relative à la signification de
cette guise de la castration — la castration du fils en tant que femme —
conséquence de sa féminisation par l’amour pour le père ;
Deux paradigmes
cliniques freudiens — souvent négligés au profit des Cinq psychanalyses
— sont convoqués pour offrir l’articulation clinique de cette innovation
doctrinale : il s’agit des deux constructions de cas consacrées par Freud
au peintre Christophe Haizmann en 1923 et à l’écrivain Fedor Dostoïevski en
1928.
Freud parvient,
grâce à ces deux cas d’hystérie masculine, à rabouter l’ancienne et la nouvelle
doctrine : « Un premier maillon consiste à expliquer l’inclination
du garçon vers la féminité comme effet de la menace de castration sur sa
masculinité. Un second, à relever la surdétermination de la haine pour le père
comme effet de l’angoisse devant la position féminine. L’important cependant
est désormais ailleurs, à savoir dans l’introduction du surmoi comme ce qui va
faire malaise dans la civilisation puisque le surmoi révèle désormais la limite
du parricide dans sa fonction de loi susceptible de régler les rapports du
sujet à sa jouissance » (p.111)
C’est sur ce
fond que P. Bruno va reprendre en quelques scansions le devenir de cette
question de l’Œdipe inversé chez Lacan, principalement à partir de l’analyse
qu’il propose d’Hamlet dans son Séminaire Livre VI (Le désir et son
interprétation).
Qu’il suffise
ici de mentionner de ce que P. Bruno dégage comme la pointe de l’élaboration
lacanienne : la distinction de la structure et du mythe du parricide.
« …Le père n’a pas à être tué, parce qu’il est mort de tout temps.
« L’Autre est un trou ». Le mythe du parricide est nécessaire, mais
comme mythe, en tant qu’effet de la structure. En revanche, il induit un
malentendu sur l’acte : tuer le père comme s’il supportait le
signifiant-maître ne libère en rien le sujet — ça annulerait plutôt la
production de ses dits, s’il est analysant. » (p. 115)
Le savoir que le
père est mort de tout temps ne conjure cependant pas du risque que la castration
du sujet serve à la jouissance de l’Autre. D’où la nécessité que le sujet
réalise dans la passe que « le père est celui qui ne sait rien de la
vérité », c’est-à-dire, que « le père, en tant qu’agent de la
castration, n’est donc rien que l’intersection vide entre savoir et
vérité ».
Quelle
conséquence pour la direction de la cure ? La fonction du père-sévère.
« Elle correspond à ce que Lacan invente dans sa pratique pour
contrecarrer la pente de l’Œdipe en tant que mythe — pente où se suspend la
jouissance père-verse — d’une infinitisation du parricide : l’analysant
n’en finit pas de faire mourir, ou de faire vivre le père à petit feu,
c’est-à-dire d’entretenir, comme une vestale, ce petit feu que serait la vérité
venant enfin du père nommer dans un oracle l’infini de sa castration, à lui,
sujet. » (p.116)
Dans le
quatrième chapitre, « Rappel de la jouissance », P. Bruno affronte ce
qui constitue sans doute la catégorie la plus retorse de l’enseignement de
Lacan : la jouissance.
Deux textes,
« Satisfaction et jouissance » d’une part et « Le dit — Sur la
schizophrénie » d’autre part, viennent supporter et illustrer son
argument : « jouir est fille du langage humain, dans le sens que
l’incorporation, dès l’identification primaire, du symbolique dans l’organisme,
sépare celui-ci d’une dépendance directe au principe de plaisir-déplaisir et à
la douleur. La jouissance, dans ce procès, naît comme « substance
négative », qui réside dans ce paradoxe d’avoir à satisfaire dans le corps
(une fois l’incorporation du symbolique en cours) une exigence qui est du
langage. Le quiproquo serait définitif si la propriété du langage
n’était justement de contribuer à un appareillage tel que sa fonction soit
d’accorder le corps à cette étrangeté langagière. « Surmoi » dénomme
cette fonction ». Notons que « Le dit — sur la schizophrénie »
est un article tout à fait précieux, en tant qu’il constitue une des rares
contributions d’envergure sur la schizophrénie dans et à partir de
l’enseignement de Lacan.
« Être
homme, devenir femme », dernier chapitre de l’ouvrage, recueille un texte
sur l’hystérie masculine — « Une femme , un homme, le ravissement,
poésie » —. Entre le cas Haizmann construit par Freud et les mystiques —
Thérèse d’Avila et Jean de la Croix —, P. Bruno revisite toute la doctrine
psychanalytique de la féminité et du féminin, montrant presque à chaque ligne
ce que la raison psychanalytique doit à l’hétéros et au pas-tout, et donc le
risque que nous courons à laisser la différence des sexes être recouverte voire
effacée par des doctrines du symptôme qui introduisent dans le savoir
analytique lui-même la forclusion de la castration et le ravalement de
l’instance phallique initiés par le discours de la science.
Au total, un
livre alerte, toujours précis, argumenté et problématisant, qui nous plonge,
avec ce gay sçavoir dont son auteur a le secret, au cœur des questions
décisives pour le présent et l’avenir de la psychanalyse.
Sidi Askofaré.
[1] Pierre BRUNO, Papiers
psychanalytiques. Expérience et structure, Toulouse, Presses Universitaires du
Mirail, coll. « Psychanalyse », 2000, 189 p.
[2] Dans cette partie le
lecteur aura remarqué la petite erreur qui s’est glissée à la page 20. Il faut
lire : « l’essence de la jouissance ne se saisit que de sa perte dans
la béance entre vérité et savoir » au lieu de : entre
« jouissance et savoir ».