avec

Alain Abelhauser - Sidi Askofaré - David Bernard - Christian Fierens - Claire Harmand - Vanessa Julien - Jérémie Salvadero - Louis Sciara - Inès Segré - Jean-Louis Sous

SIdi Askofaré - LACAN A L’EPREUVE DE LA CLINIQUE Note sur « PAPIERS PSYCHANALYTIQUES Expérience et Structure » de P. BRUNO


LACAN A L’EPREUVE DE LA CLINIQUE

Note sur « PAPIERS PSYCHANALYTIQUES

Expérience et Structure[1] » de P. BRUNO


Avec la découverte et l’invention freudiennes — l’inconscient et la psychanalyse — vient au jour non seulement un discours nouveau mais une raison : la raison psychanalytique, à distinguer voire à opposer à la raison scientifique comme à la raison philosophique. L’ouvrage que nous propose Pierre BRUNO se présente comme une défense et illustration de cette thèse.
Son point de départ, qui est aussi son fil conducteur — celui qui relie les articles recueillis — est le dire paradoxal qui s’infère du dernier enseignement de Lacan : certes la structure est ce qui ne s’apprend pas de la pratique, mais la structure sans l’expérience est règne de l’inhibition. Aussi le transfert, qui détermine et structure le champ de l’opérativité de la psychanalyse, devient-il le principe et le moyen de toute exploration possible de la structure : celle du sujet comme celle de l’Autre.
C’est à partir de cette considération fondamentale que Pierre Bruno examine à nouveaux frais cinq questions cruciales pour la psychanalyse.
« Démenti du réel, mutation du symptôme », premier article de fond après la brève introduction, « Expérience et structure », est un examen ample, précis et approfondi du rapport du Nom-du-Père ou des Noms-du-Père et du symptôme. On sait qu’il s’est constitué à ce propos une doxa, encore aujourd’hui fort répandue, qui a tendu dans un premier temps à confondre Nom-du-Père et symptôme puis, dans un second temps, à faire du Nom-du-Père un cas particulier du symptôme voire à soutenir que le « symptôme est père ». Avec comme conséquence, in fine, l’effacement de la dimension subjective et subjectivante de ces notions (Nom-du-Père et Noms-du-Père) au profit de catégories para-linguistique (capitonnage) et topologique (nouage) qui ont toute leur valeur mais dont le mésusage tend à l’effacement voire à la forclusion de la différence des sexes.
P. Bruno mobilise la toute dernière partie de l’enseignement de J. Lacan — les Séminaires 22, 23 et 24 notamment — pour montrer en quoi cette lecture est fautive d’un point de vue doctrinal mais aussi et surtout problématique du point de vue de la clinique psychanalytique, en particulier celle de la fin de l’analyse.
La première partie de ce texte — qui prend sa portée et son relief à être situé dans les débats sur la passe et la fin de l’analyse qui ont agité l’École de la Cause Freudienne et l’Association Mondiale de Psychanalyse à la fin des années 90 — porte sur la doctrine du Nom-du-Père chez Lacan. P. Bruno s’y efforce de restituer le « mouvement qui, de l’article sur Schreber où Lacan définit le Nom-du-Père, ne cesse d’en réajuster le principe, par sa pluralisation d’abord, puis sa réorthographie, enfin par l’affirmation, en 1975, de son peu de poids en définitive ».
Avec « La mutation du symptôme », nous sommes au cœur du procès par lequel le symptôme en viendra à assurer « la vectorialisation d’une théorie délocalisée de la structure », c’est-à-dire d’une théorie de la structure non exclusivement capitonnée sur le Nom-du-Père.
P. Bruno y examine tour à tour, « La méthode de Lacan »[2], « La nomination du symbolique », et « Le sinthome ». C’est la traversée de ces thèmes et l’examen précis des problèmes qui conduisent l’auteur à la thèse centrale qu’il convient de retenir : « …le Nom-du-Père n’est pas le symptôme, car « c’est en tant que le Nom-du-Père est aussi le Père du Nom que tout se soutient, ce qui ne rend pas moins nécessaire le symptôme. »
Cette perspective n’est pas sans conséquence sur la conception à se faire de l’analyse et de sa fin. C’est pourquoi P. Bruno va traiter aussitôt après de « L’incastrable », terme qui positive le fait que la fin d’une analyse n’est pas la réalisation d’une castration sans reste. Ici, l’auteur prend explicitement le contre-pied de l’idée — hystérique ? — selon laquelle la fin d’une analyse consisterait, pour le sujet, à afficher son manque à être. Contre cette interprétation erronée de l’assomption du complexe de castration, P. Bruno fait valoir que « la fin de l’analyse consiste dans la substitution d’un « démenti du réel » (Lacan, 1975) au démenti du sujet, et non dans la disparition du démenti. « L’incastrable est le nom de ce démenti du réel ».
Enfin, dans Ego     P. Bruno examine les conséquences de la théorie du sinthome et de
                 Sinthome              
L’Ego sur la doctrine de la fin de l’analyse, leur retentissement sur les concepts de moi, d’imaginaire et d’identification. Il en ressort une lecture très éclairante de ce qui constitue le point d’arrivée de Lacan sur le problème de la fin de l’analyse, à savoir l’identification au symptôme.
Il résulte de cette lecture rigoureuse une thèse qui ne l’est pas moins : « Si j’ai insisté pour ne pas faire du Nom-du-Père un cas dégénéré du symptôme, c’est pour dissoudre le risque de gommer la division des sexes, dans ce qu’elle touche à l’asymétrie du néant et du vide, pour employer deux termes de toute façon impropres. […] La découverte, inadmissible de Freud, est de dire, avec des mots simples, qu’il n’y a pas de nature ou d’essence féminine, mais un devenir féminin, c’est-à-dire pas de signifiant, dans aucun langage, ni langue pour représenter une libido féminine. Or, le Nom-du-Père relève d’un opérateur qui légifère du côté non féminin, soit du côté où la différence des sexes est réduite à l’alternative : avoir ou pas (le phallus), alors que le symptôme relève d’une nécessité strictement supplémentaire : traiter une jouissance (qu’elle concerne un sujet qui dispose de l’imprimatur phallique) non appareillable dans le symbolique seul. Le symptôme est ainsi signe que l’homme n’est pas complètement masculin, quoiqu’il en ait. » (p.184)
Dans un deuxième chapitre intitulé « La débilité, malaise dans le savoir », Pierre Bruno reprend son texte de 1985, « A côté de la plaque », devenu depuis un des textes de référence sur cette question peu examinée depuis la célèbre étude de Maud Mannoni, « L’enfant arriéré et sa mère ». Il y ordonne les thèses de Lacan, peu reprises, à propos de la débilité et leur fournit un paradigme clinique : le cas Hem. Condensons, avec P. Bruno, son examen de la débilité :
« La débilité a été radicalement confisquée par la psychologie au point de prêter à croire qu’une échelle de performances peut rendre compte de sa mesure. Or, une simple phénoménologie des attitudes épistémiques aurait suffi à relever que son secret est tout entier dans un refus de l’aventureuse expérience parolière au profit d’une dogmatique des généralités. L’imaginaire, qui se défie de l’équivoque, y neutralise l’imagination, qui prend appui sur les hasards du signifiant. Lacan y insiste : la débilité consiste dans le non-questionnement du rapport sexuel, ce qui explique que les plus grands Q.I. n’en soient pas exempts, et que les petits se vérifient régulièrement victimes, comme Freud déjà l’avait découvert, d’un tarissement forcé de la curiosité sexuelle infantile. L’Atlantide de l’Autre sexe fait le lit du mythe d’un Ailleurs, au lieu d’être réalisée comme témoin de la création de toujours. Qu’il n’y ait pas besoin de non-Dieu pour ne pas créer, est l’épistémè à l’égard duquel le débile est récalcitrant.
Disons […] que la débilité est structurale, dès lors que la structure est séparée de l’expérience du signifiant, en tant que rencontre avec la surprise de ce qu’un autre peut me dire. » (p.53)
Au texte de 1985, P. Bruno adjoint un supplément inédit, « Acting out et débilité mentale » qui montre comment, à la condition d’être interprété, l’acting out — distinct du passage à l’acte — en tant que tentative d’éliminer la consistance de l’Autre, peut constituer pour le débile une voie d’entrée dans le discours analytique.
Sous l’intitulé, « La direction de la cure », l’auteur s’attache à l’abord de problèmes concrets de clinique analytique.
« Demande (…) commencement » s’efforce de penser et de trouver solution aux phénomènes de défense et de résistance du patient qui entravent l’acte qui commande le commencement de l’expérience, c’est-à-dire non pas le « début du traitement » mais l’engagement de l’analyse.
« L’autre Œdipe » revisite la clinique psychanalytique à partir de deux motifs très rarement mobilisés : l’œdipe inversé ou négatif de Freud et l’ « au-delà du complexe d’Œdipe » introduit par Lacan dans le livre XVII de son Séminaire (1969-1970).
Sur le premier point, P. Bruno, après un rappel du changement de Freud à l’égard de l’œdipe (in « Psychologie des foules et analyse du moi » (1921) et « Le moi et le ça » (1923)) dégage d’un même mouvement l’innovation — la féminisation du fils dans sa relation au père — et sa conséquence dans la théorie — refonte du complexe de castration.
« Puisqu’il y a désormais, pour le garçon, deux modes possibles du complexe d’œdipe, le masculin (affronter le père) ou le féminin (le prendre comme objet d’amour), l’inéluctabilité de la castration se trouve établie : quel que soit le choix du mode, la castration en est le résultat. Cette avancée dans la doctrine n’est pas sans reposer le problème de ce qu’est la castration. Totem et Tabou avait déjà établi que celle-ci ne saurait se réduire à ce qu’elle est dans l’imaginaire de la menace — pour autant qu’alors elle n’est plus ce qui punit l’inceste avec la mère, mais qu’elle est la conséquence d’une soustraction de jouissance effectuée au cœur du sujet par le parricide. La logique qui déduit Œdipe à Colone, c’est-à-dire la castration absolue, d’Œdipe Roi, c’est-à-dire le parricide plus l’inceste, est ainsi rompue, de ce que le parricide, désormais, interdit l’inceste. » (p.108)
Cette perspective dégage une question inédite, celle relative à la signification de cette guise de la castration — la castration du fils en tant que femme — conséquence de sa féminisation par l’amour pour le père ;
Deux paradigmes cliniques freudiens — souvent négligés au profit des Cinq psychanalyses — sont convoqués pour offrir l’articulation clinique de cette innovation doctrinale : il s’agit des deux constructions de cas consacrées par Freud au peintre Christophe Haizmann en 1923 et à l’écrivain Fedor Dostoïevski en 1928.
Freud parvient, grâce à ces deux cas d’hystérie masculine, à rabouter l’ancienne et la nouvelle doctrine : « Un premier maillon consiste à expliquer l’inclination du garçon vers la féminité comme effet de la menace de castration sur sa masculinité. Un second, à relever la surdétermination de la haine pour le père comme effet de l’angoisse devant la position féminine. L’important cependant est désormais ailleurs, à savoir dans l’introduction du surmoi comme ce qui va faire malaise dans la civilisation puisque le surmoi révèle désormais la limite du parricide dans sa fonction de loi susceptible de régler les rapports du sujet à sa jouissance » (p.111)
C’est sur ce fond que P. Bruno va reprendre en quelques scansions le devenir de cette question de l’Œdipe inversé chez Lacan, principalement à partir de l’analyse qu’il propose d’Hamlet dans son Séminaire Livre VI (Le désir et son interprétation).
Qu’il suffise ici de mentionner de ce que P. Bruno dégage comme la pointe de l’élaboration lacanienne : la distinction de la structure et du mythe du parricide. « …Le père n’a pas à être tué, parce qu’il est mort de tout temps. « L’Autre est un trou ». Le mythe du parricide est nécessaire, mais comme mythe, en tant qu’effet de la structure. En revanche, il induit un malentendu sur l’acte : tuer le père comme s’il supportait le signifiant-maître ne libère en rien le sujet — ça annulerait plutôt la production de ses dits, s’il est analysant. » (p. 115)
Le savoir que le père est mort de tout temps ne conjure cependant pas du risque que la castration du sujet serve à la jouissance de l’Autre. D’où la nécessité que le sujet réalise dans la passe que « le père est celui qui ne sait rien de la vérité », c’est-à-dire, que « le père, en tant qu’agent de la castration, n’est donc rien que l’intersection vide entre savoir et vérité ».
Quelle conséquence pour la direction de la cure ? La fonction du père-sévère. « Elle correspond à ce que Lacan invente dans sa pratique pour contrecarrer la pente de l’Œdipe en tant que mythe — pente où se suspend la jouissance père-verse — d’une infinitisation du parricide : l’analysant n’en finit pas de faire mourir, ou de faire vivre le père à petit feu, c’est-à-dire d’entretenir, comme une vestale, ce petit feu que serait la vérité venant enfin du père nommer dans un oracle l’infini de sa castration, à lui, sujet. » (p.116)
Dans le quatrième chapitre, « Rappel de la jouissance », P. Bruno affronte ce qui constitue sans doute la catégorie la plus retorse de l’enseignement de Lacan : la jouissance.
Deux textes, « Satisfaction et jouissance » d’une part et « Le dit — Sur la schizophrénie » d’autre part, viennent supporter et illustrer son argument : « jouir est fille du langage humain, dans le sens que l’incorporation, dès l’identification primaire, du symbolique dans l’organisme, sépare celui-ci d’une dépendance directe au principe de plaisir-déplaisir et à la douleur. La jouissance, dans ce procès, naît comme « substance négative », qui réside dans ce paradoxe d’avoir à satisfaire dans le corps (une fois l’incorporation du symbolique en cours) une exigence qui est du langage. Le quiproquo serait définitif si la propriété du langage n’était justement de contribuer à un appareillage tel que sa fonction soit d’accorder le corps à cette étrangeté langagière. « Surmoi » dénomme cette fonction ». Notons que « Le dit — sur la schizophrénie » est un article tout à fait précieux, en tant qu’il constitue une des rares contributions d’envergure sur la schizophrénie dans et à partir de l’enseignement de Lacan.
« Être homme, devenir femme », dernier chapitre de l’ouvrage, recueille un texte sur l’hystérie masculine — « Une femme , un homme, le ravissement, poésie » —. Entre le cas Haizmann construit par Freud et les mystiques — Thérèse d’Avila et Jean de la Croix —, P. Bruno revisite toute la doctrine psychanalytique de la féminité et du féminin, montrant presque à chaque ligne ce que la raison psychanalytique doit à l’hétéros et au pas-tout, et donc le risque que nous courons à laisser la différence des sexes être recouverte voire effacée par des doctrines du symptôme qui introduisent dans le savoir analytique lui-même la forclusion de la castration et le ravalement de l’instance phallique initiés par le discours de la science.
Au total, un livre alerte, toujours précis, argumenté et problématisant, qui nous plonge, avec ce gay sçavoir dont son auteur a le secret, au cœur des questions décisives pour le présent et l’avenir de la psychanalyse.

Sidi Askofaré.




[1] Pierre BRUNO, Papiers psychanalytiques. Expérience et structure, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, coll. « Psychanalyse », 2000, 189 p.
[2] Dans cette partie le lecteur aura remarqué la petite erreur qui s’est glissée à la page 20. Il faut lire : « l’essence de la jouissance ne se saisit que de sa perte dans la béance entre vérité et savoir » au lieu de : entre « jouissance et savoir ».