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Alain Abelhauser - Sidi Askofaré - David Bernard - Christian Fierens - Claire Harmand - Vanessa Julien - Jérémie Salvadero - Louis Sciara - Inès Segré - Jean-Louis Sous

Scansion et perspectives


Cette présentation est venue faire scansion, dans le déroulé de notre lecture de Qu’est-ce que rêver ?, menée en 2017-2018 lors des soirées du Cercle Lecture&Clinique à Bordeaux.

Aujourd’hui, nous pouvons dire que cet ouvrage véhicule une parole véritable, pleine[1], comme l'annonçait Lacan à propos du texte de Freud,  Die Verneinung. C’est-à-dire qu’elle énonce sa propre vérité, en ne parlant pas d’autre chose que ce que l’énonciation essaie de transmettre.
La lecture de Qu’est-ce que rêver ? implique son lecteur dans une relation de transfert et le sollicite comme acteur, interprète. C’est un texte qui appelle à l’interprétation. 
Pour lire ce texte, nous suivrons cette précieuse indication de Lacan[2], d’en  passer par la logique de l’auteur condition pour apprécier au plus près la pertinence et la consistance de son contenu. Ainsi, nous procèderons.

En 2017, le recueil n’est pas encore publié, nous lirons donc les passionnants articles édités dans la revue Psychanalyse qui donnent déjà, un aperçu de l’ampleur du chantier. Au fil de nos lectures nous avons relevé les points forts de cette élaboration extrêmement documentée et précise tout en sachant que bien des éléments non rappelés ici ont contribué pleinement à l’articulation du propos incisif, questionnant, dérangeant, innovent de l’auteur.
En mai 2012, dans « L’amont du rêve »[3], Pierre Bruno notera un décalage entre la conception de Freud sur le travail du rêve et celle de Lacan. Pour Freud, le rêve a un sens et tout rêve accomplit un souhait. Le travail du rêve serait la traduction d’une langue (écriture en image), à une autre langue (pensées du rêve). Pour Lacan, il s’agit d’un déplacement ou, faire passer la jouissance à l’inconscient, c’est-à-dire à la comptabilité. Et Finnegans Wake, de James Joyce imiterait le travail du rêve. Le récit du rêve comme celui de ce « non rêve Joycien » participerait déjà de l’interprétation.  La fin du rêve ou coupure, permet au rêveur de compter ses rêves. C’est le passage à la comptabilité. Quant à la conclusion du rêve, Pierre Bruno précise : « c’est ce moment d’éclipse du sens qui permet au signifiant de faire lettre et de rendre éventuellement lisible la métaphore qui le constitue et qui accomplit le souhait »[4].

En septembre 2013, l’intitulé de ce nouvel article « Qu’est-ce que rêver ? » [5]  est  celui- là même qui donnera le titre du  livre, annoncé par l’auteur. Pierre Bruno y rappelle les quatre thèses freudiennes qui constituent la matrice intangible de la doctrine : « tout rêve à un sens (Sinn et non Bedeutung) ; Tout rêve a un ombilic ; tout rêve accomplit un souhait, à quoi il convient d’ajouter l’axiome précisé ; aucun rêve ne prédit l’avenir. » Suite à ces précisions, Pierre Bruno affirme à quel point les seules avancées, après Freud, sur la question du rêve, reviennent à Lacan. Ces thèses, déjà énoncées dans son premier article « L’amont du rêve », sont rappelées ici : « Le travail du rêve n’est pas de traduire d’une langue à une autre mais de créer du symbolique à partir de quelque chose qui est l’antinomie du symbolique, à savoir la jouissance. »[6] S’appuyant sur deux rêves de sa pratique, Pierre Bruno va alors  formuler ses propres thèses. Partant du constat que le rêve est toujours cession de jouissance, l’auteur avance que le rêve est un moment de séparation avec l’Autre : « L’accomplissement de souhait est ce par quoi une séquence de séparation se réalise, séparation de la jouissance de l’Autre que je ne peux que faire mienne tant que je n’en suis pas séparée. » L’auteur s’appuie ici sur le conte des trois souhaits, et se demande, si ce conte ne relève pas du rêve traumatique ? C’est cette question qui sera traitée à la fin de l’article : « la reproduction d’une expérience foncière d’insatisfaction comme celle du trauma, n’est-elle pas un moyen de faire passer à l’inconscient la jouissance insupportable du trauma sous la forme d’une reviviscence de celui-ci dans l’espace purement mental, ce qui rapprocherait le rêve traumatique de la vieille abréaction ? » N’y aurait-il pas antinomie entre la thèse de P. Bruno que le rêve opère une séparation dans une cession de jouissance, et le fait que le rêve traumatique permettrait d’obtenir le majeur de la jouissance dans la satisfaction d’une pulsion masochiste ? Pas du tout affirme l’auteur, pour autant que la pulsion n’est pas la jouissance, car ce qui colle la pulsion à la jouissance c’est le fantasme. Le rêve n’étant pas la réalisation du fantasme, il accomplit bien la dissociation du fantasme et de la pulsion. Mais, ajoute P. Bruno, cette capacité séparative du rêve joue à contre-emploi, face au trauma. Dans le rêve traumatique c’est l’absence de collage entre fantasme et pulsion, qui fait obstacle au travail du rêve, d’où la répétition du rêve traumatique où le souhait ne s’accomplit pas.
       
En mai 2014, l’auteur de « La mort pas toute »[7], invite son lecteur à se plonger dans ce fabuleux roman : Kafka sur le rivage de Haruki Murakami. Ce roman décrit le surmontement de l’Œdipe par sa réalisation.[8] Le lecteur ne peut en sortir indemne, tant le livre comme l’article l’amènent du côté du réel.  P. Bruno évoque à la fin de son article « le désir de dormir », premier des désirs selon Freud ; et se demande si ce désir ne serait pas « le désir de se séparer de la réalité, c’est-à-dire du fantasme qui la soutient ».  Ce désir, différent du souhait accompli dans le rêve, « signe a-subjectivement le réel de la mort en tant que présence indéfectible de ce qui y est soumis. La mort fonde l’intemporel de l’être. »   Pierre Bruno considère que l’affect d’angoisse est « Le signe que la voix de personne, c’est-à-dire la réponse du réel, entre en jeu et rend caduc tout sujet qui se supposerait savoir, en se réclament d’être sujet de l’inconscient. » 
 
En novembre 2014, « Fin du rêve »[9], prolonge l’article précédent consacré à ce roman où dans une abolition des frontières entre réel et irréel, un renversement de la flèche du temps, le héros perpétue  le parricide puis l’inceste avec la mère et la sœur. Ce roman fonctionne comme un rêve accompli. Il montre que la fonction fondamentale du rêve est que puisse s’accomplir le pire. Cette réalisation dans le rêve, comme dans ce roman va exempter le sujet de sa réalisation dans le processus secondaire, c’est à dire selon le principe de la réalité.
P. Bruno reviendra sur les trois articles de S. Freud regroupés dans Contribution à la psychologie de la vie amoureuse, 1910-1917. L’auteur relève qu’il s’agit d’une seule et même liste, celle des avatars de l’Œdipe. Cette liste est elle-même commandée par la relation du sujet à la castration maternelle. Ce qui, en regard de l’enseignement de Lacan, renvoie à la question de la localisation du phallus.
Le père réel comme agent de la castration doit intervenir, car sans lui, il n’y a aucun moyen de repérer la localisation du phallus, soit que « le sujet peut découvrir que s’il s’inscrit du côté femme il ne l’a pas, mais pas plus s’il s’inscrit du côté homme, puisque dans ce cas il n’en est que le locataire dans le temps de sa génération ».
Ce que démontre le roman de Murakami à travers une fiction c’est que « l’inconscient est l’autorisation et de l’inceste avec la mère et du parricide, et c’est sur cette autorisation que, d’une façon qui n’est que faussement paradoxale, repose la loi, qui bannit les deux ». Mais pour un sujet, la résolution du complexe de castration ne suffit pas pour l’obtention d’une relation satisfaisante à la jouissance.  « La castration comme la mort n’est pas toute. » Ce qui assure la satisfaction du sujet dépend de la façon dont il répond à son symptôme. Le symptôme, castration ou pas, reste irréductible. Il est la marque du réel.  A la fin de son article, P. Bruno revient sur le rêve traumatique, où le travail du rêve reste pris dans la glue du processus secondaire, déterminé par le principe de réalité. Le fantasme est exclu, et la pulsion reste acéphale empêchant tout lien entre le souhait du rêveur et le désir du rêve. Il n’y a alors pas d’alliage possible entre l’être de filiation et l’être de symptôme.     

En septembre 2015 dans « La lice du rêve »[10] Pierre expose quelques conclusions bordant la question Qu’est-ce que rêver ?  Nous en relevons six :
 P. Bruno revient à nouveau sur la question du rêve traumatique mais pour interroger ce qu’est le trauma.   Le trauma provoque le démenti comme mécanisme de défense avec pour conséquence le clivage du moi. Le point essentiel, c’est que le trauma n’est pas lié à une absence de parole, face à une situation où l’effroi fait effraction. P. Bruno conclut que : « Le trauma advient, non pas quand il y a absence de parole, mais quand la parole aurait pu être prise, et qu’elle ne l’a pas été. »
A propos d’Anna et les fraises, P. Bruno se décale de l’interprétation freudienne : la présence du nom et du prénom de l’enfant serait l’indice d’appropriation des mets convoités, P. Bruno y voit l’affirmation d’une ex‑sistence du petit sujet revendiquant l’autonomie.
L’auteur cite un rêve inventé par Primo Levi, prisonnier d’un camp nazi, pour soutenir un ami déporté, très affaibli. Dans ce rêve inventé l’ami apparaît en bonne santé, portant une grosse miche de pain frais à un repas de famille. Ce rêve laisse à penser qu’il fut inventé pour Levi lui-même, tentant de palier au silence inhumain du grand Autre. Levi était confronté dans le camp à un impensable, le défaut de l’Autre. Ce qui fut sans doute la cause de son suicide après coup. Contrairement à la position prise par d’autres déportés tel Irme Kertész ou Charlotte Delbo qui savaient, en rentrant dans le camp, que l’Autre était sourd voire absent. Ils purent résister à cette mutité radicale de l’Autre qui annule tout être de filiation dans l’espèce humaine.
Dans sa quatrième conclusion P. Bruno, met en tension le rêve et la poésie. Le rêve est un tissu de métaphores qui viennent parer au mensonge langagier, dans la mesure où le travail du rêve ne va pas du mot à la métaphore, mais part de la lettre pour aboutir à l’image métaphorique. La poésie, au sens de Kleist, dont P. Bruno se réclame en tant que poète,[11] suit le principe de la non métaphore. Dans la poésie le mot échappe au mensonge pour se transformer en chose. La matière sonore ou visuelle du mot est employée pour faire apparaître le réel de l’objet.
Dans sa cinquième conclusion, P. Bruno relève que le rêve comporte une contradiction d’allure logique : p et non p se produisent simultanément, ou bien le passé et le présent se télescopent.  Pour éclairer cette contradiction, P. Bruno introduit une variété de nœuds borroméens d’un statut différent de ceux obtenus par l’adjonction d’une corde supplémentaire.  Ces nœuds possèdent une propriété d’homotopie qui met en continuité deux cordes. Ainsi les trois cordes du nœud deviennent auto-traversables en trois points. L’auteur avance alors que le rêve recèle en son ombilic une telle homotopie. Que seule l’interprétation révèle. La condition de cette homotopie est selon P. Bruno que soit distingué dans le rêve l’accomplissement de la demande et le désir de séparation par rapport à l’Autre, (Cf. Le rêve d’Anna Freud). Autrement dit l’homotopie dans le rêve ne s’accomplit qu’au point où la demande est en continuité avec le processus de séparation.
Dans sa sixième conclusion, P. Bruno commente la très énigmatique phrase de Lacan issue d’un entretien accordé à Catherine Millot : « Grâce au symbolique, le réveil total, c’est la mort pour le corps », de fait nous rêvons nuit et jour. Nous nous éveillons pour continuer à rêver. Il n’y a pas lieu de parler d’un refoulement direct de la mort par le symbolique mais de sa négation indirecte au moyen du refoulement du non rapport sexuel.
       
Notre approche littérale suscite toujours d’avantage notre désir de poursuivre notre lecture (2018-2019) et plus précisément après avoir consulté ces passages dans l’ouvrage Qu’est-ce que rêver ? : « L’insatisfaction du désir », « La demande et le désir », « Le souhait donne un sujet au désir » et « Le désir en cause ». C’est dans ce dernier chapitre, cité ici, que Pierre Bruno rappelle la mise à l’écart de Lacan de la communauté psychanalytique internationale. Lacan ne s’amendera pas comme le lui demandait la commission Turquet. Surmontant cette épreuve, il s’émancipera définitivement en regard de la Doxa postfreudienne.
La seule et unique séance de son séminaire Les Noms-du- Père, le 20 novembre 1963, fera date. Lacan y opèrera un renversement inédit : « Il n’y a de cause qu’après l’émergence du désir ».[12]

C’est dans une alternance de lectures croisées de Qu’est-ce que rêver ? avec les textes fondamentaux de Freud et l’enseignement fondateur de Lacan - et plus précisément pour nous cette année, le séminaire : Le désir et son interprétation, 1958, où, pas moins de dix chapitres traitent du désir dans le rêve, du désir du rêve, du souhait du rêveur - que nous avançons sur l’empan de la question du désir.
Revenons très rapidement sur les chapitres de Qu’est-ce que rêver ? qui marquent plus présentement l’avancée de notre lecture. Ils abordent et éclairent des questions que nous rencontrons dans notre pratique, et en soulèvent bien d’autres.     
Dans « l’insatisfaction du désir »,[13] avec La Belle bouchère, nous apprenons en quoi le désir n’est pas transitif. Il concerne la chose propre au sujet.
Dans « La demande et le désir », [14]  ce thème, y sera abordé topologiquement comme le fit Lacan  dans son séminaire L’identification,1961-62.   La dialectique de la demande et du désir est défini ici : c’est celle du sujet et de l’Autre. Quant au rêve, la question porte sur l’intelligibilité nouvelle que peut produire une telle dialectique.  Nous retrouvons dans ce chapitre La belle bouchère, la jeune homosexuelle et L’Homme aux loups.  
Dans « Le souhait donne un sujet au désir »,[15] est  dépliée la thèse de L’inconscient :  L’autorisation de l’inceste avec la mère et du parricide. Par la suite est soutenu que pour un sujet, la résolution du complexe de castration ne suffit pas pour l’obtention d’une relation satisfaisante à la jouissance. Le lecteur pourra se reporter au commentaire de l’article « Fin du rêve ». A la fin de ce texte, P. Bruno nous révèle le secret du rêve traumatique, ce rêve qui ne peut produire cet alliage entre l’être de filiation et l’être de symptôme.    
Dans « le désir en cause »[16], Pierre Bruno suit et appuie le renversement inédit de la logique courante,  posé par Lacan : Il ne peut y avoir, y compris pour Dieu, de causa sui, c’est-à-dire de cause qui préexisterait au désir. P. Bruno surligne ce en quoi, Lacan va au-delà de la notion de « sujet de l’inconscient ». En posant « la dissolution » dans l’interprétation du rêve, de ce sujet de l’inconscient, « pour révéler le sujet en tant que barré, en tant que clivé entre le rêve et le rêveur ». L’opération de refente, propre à l’interprétation, révèle au rêveur éveillé, et s’il s’en saisit, l’instruit du message du rêve.    
  
Ces lectures viennent bien évidemment étayer, enrichir notre débat, et nous enseigner sur les problématiques cliniques rencontrées dans notre pratique, exposées mensuellement lors de nos rencontres - sachant que cette élaboration collective ne se substitue pas à un contrôle.
Nous mesurons l’intérêt et l’impact de nos rencontres  qui permettent la mise en tension des textes fondamentaux et de la pratique psychanalytique, où  s’explicitent leurs liens, émergent des questions, des avancées et des réponses singulières.

Florence Briolais, pour le Cercle Lecture&Clinique
Bordeaux le 23/02/19



[1] J. Lacan « La parole pleine, en effet se définit par son identité à ce dont elle parle », in « Réponse au commentaire de Jean Hyppolite sur la Verneinung » ,1954,  in Les Ecrits, Seuil, 1966, p. 381
[2] Ibid, p. 381.
[3] P. Bruno, « L’amont du rêve », mai 2012, in Psychanalyse n°24, érès, 2012,  pp. 7-14.
[4]Ibid, pp. 7-14.
[5] P. Bruno, « Qu’est-ce que rêver ? », septembre 2013, in Psychanalyse n° 28, érès, septembre 2013, pp. 31-45.
[6] Pierre Bruno, « La mort pas toute », mai 2014, in Psychanalyse, n° 30, érès, mai 2012, pp. 29-40
[7] Le lecteur pourra se reporter au commentaire lors de la présentation, Printemps de la psychanalyse, 05/05/18.
[7] P. Bruno, « Fin du rêve », novembre 2014, in Psychanalyse n° 31, érès, 2014, pp. 37-49.
[10] P. Bruno, « La lice du rêve », septembre 2015, in Psychanalyse n° 34, érès, 2015, pp. 23-31.
[11] P. Bruno, « Dans la poésie, si l’on est kleistien, et je le suis sans réserve… », in « La lice du rêve », septembre 2015, in Psychanalyse n° 34, érès,2015, p. 28.  
[12] J. Lacan, Des Noms-du-Père, 20/10/63, 1963, Seuil, 2005, p. 77.
[13] P. Bruno, « L’insatisfaction du désir », in Qu’est-ce que rêver ?,  éres, 2017, pp. 245-247.
[14] Ibid, « La demande et le désir », pp. 336-334.
[15] Ibid, « Le souhait donne un sujet au désir », pp. 423-426.
[16] Ibid, « Le désir en cause », pp. 453-456.