Marie-Jean Sauret - Compte-rendu de Papiers psychanalytiques
Compte-rendu de Papiers psychanalytiques par Marie-Jean Sauret, paru dans
l’humanité du 15 février 2001 sous l’intitulé : « Entre éthique et
jouissance »
Les Papiers
de Pierre Bruno tentent de saisir ce qu'est la psychanalyse, à la fois comme
" structure " et comme " expérience ". Ils sont construits
autour de ce " quelque chose " du sujet qui met le savoir en échec.
Au fil du
temps, Pierre Bruno compose ce qu'il faudra bien appeler une œuvre. Séminaires,
ouvrages de poésie, essais, jusqu'à ces Papiers, sans parler de
l'aventure de la revue Barca ! qu'il a créée et animée quinze numéros
durant. Son avant-dernier livre interrogeait, avec les outils de la
psychanalyse, la façon dont Antonin Artaud a, par les moyens de l'écriture,
réglé son rapport au monde. Il s'agissait d'apprendre de la " solution
" Artaud et de se faire son passeur pour nous, lecteurs. Avec les Papiers,
Pierre Bruno met à l'épreuve la psychanalyse elle-même. Sur quoi se
fonde-t-elle ? Quels problèmes majeurs doit-elle affronter pour imposer la
" validité " de sa démarche ? Quelles réponses apporte-t-elle... et à
quelles questions ? Même en ignorant qu'il s'agit de psychanalyse, voire ce
qu'est le " discours psychanalytique ", le lecteur de l'Humanité –
enfin, celui que la révolution ne laisse pas indifférent – devrait être
sensible au sous-titre : " Expérience et structure. "
La "
structure " est celle du sujet – ce qui parle dans l'humain, celui qui s'adresse
parfois à un psychanalyste et parfois... lit l'Humanité. Le terme désigne à la
fois la structure même du langage et le rapport du sujet au langage. Telle est
la structure du sujet, que ce dernier se serve du langage pour parler ou non,
qu'il parle trop ou trop peu, qu'il en use par l'écriture de la poésie ou d'une
explication scientifique, ou qu'il choisisse de se taire par choix ou par
impuissance devant l'impossible à dire. Ce qui ne va pas sans conséquences. Le
langage antécède logiquement le nouveau-né. D'où la question que le langage
déjà là induit chez celui qui le rencontre : d'où viennent les mots, qui les
tenait ? À quel Autre appartiennent-ils ? Que suis-je pour lui ? Ce qui
implique en toute logique que le sujet qui parle est d'abord saisi par la
structure du langage. Elle prend le corps du sujet comme un " outil
", écrit Pierre Bruno. Dès la première page, il note qu'il y a là un
renversement qui distingue la psychanalyse de toute psychologie. Les
psychologies ont en commun de voir dans le langage comme un moyen de
communication que le sujet aurait à conquérir, et certaines vont jusqu'à
considérer le sujet à l'instar d'une machine de traitement de l'information
dont le langage serait l'instrument d'un encodage identique au neurone dans lequel
il s'incarnerait.
L’expérience
" est celle de la cure psychanalytique. Elle offre à un sujet qui le
souhaite un dispositif susceptible de mettre à l'épreuve le fait de parler
indépendamment du contenu (" Suis-je intelligent ou non ? ") et de la
qualité esthétique (" Est-ce que je parle bien ? "). Cette expérience
permet au sujet de tirer pour lui les conséquences d'être parlant. Au terme du
processus, le sujet découvre que, sans le langage, certes non seulement il ne
parlerait pas, mais il ne pourrait même pas se poser la question de son être et
de son existence. Mais, il découvre également que c'est le langage qui lui
impose ces questions jusqu'au point où il vérifie que dans le langage il n'y
est que " représenté ". Le sujet n'est équivalent à aucun des mots
(théoriques ou " autobiographiques ") avec lesquels il cherche à
répondre de ce qu'il est. Ce qui l'amène à prendre une vue sur ce qu'il est
comme objet résistant définitivement au savoir. À charge pour lui d'inventer la
façon de loger ce qu'il est ainsi de singulier dans le social, grâce à son
symptôme. D'où le devoir qui incombe au psychanalyste et auquel Pierre Bruno se
soumet, aux antipodes de la contribution du psychanalyste à la société
spectacle : s'expliquer sur ce qu'il fait comme agent de cette expérience.
L'agent est, ici, celui qui permet à quelqu'un, du fait de sa position, de
s'engager dans la tâche psychanalysante à la différence du dictateur qui
soumettrait l'autre à sa volonté en exploitant, tel un cynique ou une canaille,
la force que le transfert confère à la suggestion.
Disons-le tout
net : l'ouvrage est difficile. Et pour une raison de structure, justement. Il
est construit autour de ce " quelque chose " du sujet qui met le
savoir en échec, que la psychanalyse indexe, depuis Lacan, du terme de réel,
sous quelques espèces qu'on le rencontre (par exemple, la jouissance).
L'ouvrage privilégie bien sûr le point de départ de toute cure, ce qui y amène
un sujet : le symptôme. Celui-ci se présente comme une mise en cause du savoir
le plus intime du sujet : " Qu'est-ce qui m'arrive ? Qu'ai-je fait au
bon Dieu... ou à Lénine, pour me retrouver toujours dans les mêmes impasses ?
Qu'est-ce que ces rituels qui envahissent ma vie ? De quoi me protègent-ils au
point que je supporte une telle souffrance ? " Est-il sensible que le
symptôme est un index de ce qui du sujet échappe au savoir, un peu comme si
l'énigme du réel y était portée à la puissance seconde ? Pour peu que la
lecture de Papiers fasse mouche et qu'elle mobilise le rapport du lecteur à son
propre symptôme – c'est-à-dire au discours analytique lui-même ! –, alors le
lecteur se heurtera à ce qu'il est lui-même de singulier qui objecte à toute
élaboration théorique à prétention universelle. Et l'obstacle n'épargne pas la
théorie psychanalytique elle-même. Peut-être ce lecteur entreverra-t-il que si
certains ouvrages de psychanalyse sont difficiles à lire – je songe aux Écrits
de Lacan – c'est précisément parce qu'ils mobilisent cette présence opaque du
lecteur : il sait que l'ouvrage le concerne, et, de cette difficulté de la
lecture, il ressort transformé. Il a fait... une " expérience ".
C'est tout le mal que je lui souhaite ici !