Marie-Jean Sauret - Compte-rendu de Lacan, passeur de Marx
Compte-rendu de Lacan, passeur de Marx, par Marie-Jean
Sauret, paru (modifié) dans l’Humanité du 10 mai 2010
Le
psychanalyste Pierre Bruno interroge dans son dernier livre la relation
complexe des théories de Marx et Lacan, en montrant comment la sortie du
capitalisme implique une reconstruction des rapports du sujet au vivre
ensemble.
Voici un
ouvrage à lire, une de ces œuvres dont on redoute que le compte-rendu ne donne
pas une mesure satisfaisante du bond en avant qu’elle constitue dans les
questions qu’elle traite et qui nous préoccupent. Ces questions touchent certes
à la rencontre entre les théories de Marx et Lacan, entre psychanalyse et
politique, mais aussi aux rapports du sujet et du « vivre ensemble contemporain
», enfin à la possibilité même d’une sortie du capitalisme.
Une longue et
précieuse introduction fournit la ligne de départ dans un constat et deux
questions. Le constat : la résilience du capitalisme, à côté de l’effondrement
dudit « socialisme réel ». Les questions portent sur a) le remplacement
éventuel du capitalisme et b) sur ce qui pourrait s’y substituer – sur quoi
nous aurions intérêt à en savoir suffisamment pour éviter « une déconstruction
aveugle » au profit aussi bien d’un évangile communiste qui ne relèverait que
d’un pur fantasme, ou d’un monde ennuyeux jusqu’à la mélancolie. L’enjeu porte
sur une catégorie forgée dans la psychanalyse, la jouissance, qui permet de
situer une question jamais posée quand il s’agit d’interroger la notion de
progrès : la satisfaction du sujet n’a-t-elle pas pour condition la
dévalorisation de la jouissance ? Il s’agit donc, non pas de supprimer
celle-ci, mais bien de la dévaloriser. Or, Marx et Lacan accordent une place de
première importance à cette question de la valeur.
Par quelle voie
cette dévalorisation s’opèrera-t-elle quand le capitalisme, comme civilisation,
semble avoir érigé la jouissance comme impératif ? Une psychanalyse est
justement l’expérience d’un démontage du fantasme (aussi bien celui du progrès)
tel qu’il permette au sujet de s’émanciper de la surenchère infinie du surmoi
(« Jouis ! ») et d’agir sur les « touches de la jouissance ». Elle permet au
sujet de vérifier qu’il n’est pas la simple résultante de ses déterminations
biopsychosociales, mais le responsable de ce qu’il en fait – grâce d’abord au
symptôme par lequel à la fois il se loge dans la réalité mais ne s’y résorbe
pas.
L’inconscient
est la contrepartie de ce décalage, que le déchiffrage confirme comme réel. Un
sujet ne sort de sa cure qu’à prendre la mesure du fait qu’il ne se réduit pas
à être le maillon final de la chaîne de ses déterminations, et qu’il ne
s’émancipe qu’à rencontrer et assumer le trou dans le savoir à partir duquel il
écrit son histoire. Telles sont quelques-unes des armes de la psychanalyse avec
lesquelles la lecture de Marx par Lacan est revisitée : précisément autour
d’une première affirmation de Lacan selon laquelle l’inventeur du symptôme
n’est pas Freud, mais Marx.
Pierre Bruno
suit à la trace « Lacan passeur de Marx », qui, à la fois, salue dans la
plus-value la plus grande découverte de ce dernier, découverte qui livre de
façon définitive le « secret » de l’exploitation capitaliste, tout en
énonçant que Marx, en réduisant la plus-value à sa réalité comptable, fait
l’impasse sur son ressort subjectif, à savoir la soif d’un plus-de-jouir tel
que plus le sujet boit, plus il a soif !
La réussite du
capitalisme réside dans la capture, voire le servage de ce plus-de-jouir, en
accréditant le fantasme qu’un sujet pourrait saturer son désir en trouvant à se
complémenter par la jouissance de la consommation, alors que ce fantasme est la
raison même d’un cycle sans fin où le sujet se consume à consommer. A cette
feinte, la psychanalyse répond que la division est constituante du sujet, et
que le symptôme en est la marque en objectant à une pseudo jouissance qui
annulerait cette division.
Cette mise en
lumière de la division du sujet est ce que le discours capitaliste se voue à
masquer, mais elle réapparaît du coup dans une scission – « scission » entre
sujet et inconscient, entre savoir et pulsion. Cette division, Pierre Bruno la
distingue méticuleusement de la castration, apportant au passage une
contribution magistrale au débat sur la nouvelle économie psychique. A dire
vrai, le sujet est divisé entre castration et perte. La castration est
symbolisation d’un manque que le sujet peut rêver diversement de combler, tandis
que la division du sujet implique aussi une perte irréversible, que Lacan
indexe de l’objet a (inimaginable, mais dont le sein, les faeces, la voix, le
regard répètent la perte). Rejetant la castration, le discours capitaliste
masque la division en comblant le manque par l’argent, le pouvoir et l’objet de
consommation, par exemple.
Dans le
discours capitaliste, le sujet et le savoir ne sont
donc pas divisés mais scindés chacun l’un de l’autre. Ce terme de
scission est celui-là même que Freud produit à propos de l’Homme aux rats
précisément pour désigner le dédoublement du moi d’un côté et de ses objets de
l’autre, dès lors qu’ils sont coupés du savoir inconscient. De façon
remarquable, Pierre Bruno trouve dans Hyde et Jekyll de Stevenson , et dans
Sainte Jeanne des abattoirs de Brecht un récit et une pièce qui font de ce «
scindé » le « sujet » qui conviendrait au discours capitaliste. Hyde et Jekyll
sont un schizophrène, coupé de son inconscient (innocence paranoïaque d’un
côté, férocité schizophrénique de l’autre). Ou, mieux, Jekyll est
l’inconscient, et Hyde, la pulsion – pulsion de mort dès lors que la coupure
avec l’inconscient rend son (dé)chiffrage impossible. Tout, dans cette analyse,
est précieux.
La pièce de
Brecht pose une autre question : celle de l’action des éléments individuels de
la classe capitaliste – qui se réalise à l’exclusion de toute logique
collective du calcul (laquelle supposerait que chacun considère l’autre comme
un sujet dissemblable). Notons seulement que Brecht met le lecteur devant un
indécidable : est-ce par pure bonté ou par froid calcul que le capitaliste
effectue ses opérations boursières au demeurant juteuses ? Pierre Bruno
convoque ensuite, sur cette même question du sujet divisé, Althusser, Deleuze
et Guattari, Zizek, tous lecteurs de Marx et de Lacan. La lecture est
respectueuse mais sans concession. Et de fait, ces auteurs ratent, chacun à
leur façon, cette structure du sujet : Althusser oublie la division sous le
recours au mauvais sujet ; Deleuze et Guattari la voilent sous la multiplicité
(schizophrénique) ; Zizek lui substitue la thèse d’un sujet vide, réductible à
ce que les autres en disent…
Avec la seconde
partie, Pierre Bruno aborde frontalement le discours capitaliste. Il explicite
la théorie lacanienne du lien social avant de distinguer les caractéristiques
du discours capitaliste (le discours sans lequel le capitalisme, qui
n’existerait pas sans sujets, s’effondrerait). Tout discours qui fait lien
social est construit autour d’une barrière à la jouissance – qui « convient »
au sujet traitant la jouissance par les moyens de la castration. Le discours
capitaliste, en promettant au désir son complément de jouissance, rejette la
solution par la castration et ferme la voie de la division. De ce point de vue,
les pays du socialisme réel n’ont pas proposé une alternative mais une forme de
réalisation du discours capitaliste ! Ce discours offre même aux psychotiques
(cf. Mao, Pol-Pot, Hitler, Staline, Ceausescu…) de quoi satisfaire leur goût du
pouvoir dont d’autres civilisations (et certains sujets) ont su se protéger (en
les orientant vers la religion, l’art, la science)…
Ce
développement, à peine effleuré ici, conduit à la dernière partie : « Du
symptôme ». Elle amènera à s’interroger : quelle sortie du capitalisme ? Elle
implique une logique collective : tenir l’autre pour un sujet (divisé) et non
un semblable dont on masquerait l’altérité (aussitôt désignée comme l’ennemie)
; elle trouve un appui précisément dans la conception lacanienne du symptôme.
Certes, Marx a bien vu la place du prolétaire, symptôme social d’être réduit à
sa réalité biologique une fois vendue sa force de travail. Mais
l’identification au prolétaire n’est pas une solution si chacun ne s’approprie
pas son symptôme comme particulier : cette solution maintient le « vivre
ensemble » et protège, a contrario du symptôme social, de la dissolution dans
la masse qui prépare les totalitarismes. Il s’agit moins de « sortir du
capitalisme » que de faire sortir le capitalisme de soi !
Marx prônait
l’abolition de la propriété des moyens de production. On sait aujourd’hui que
cette condition est insuffisante. Sans doute la « plus-value » est une
incontestable découverte, mais Marx fait l’impasse sur ce qui en assure
l’effectivité : le rapport à la jouissance. Pierre Bruno, discute sur ce que
devrait être une association qui convienne au discours analytique, réhabilitant
« un transcendant délesté du religieux » touchant à ce qui, de la satisfaction
acquise au terme d’une cure, serait « heureusement » incompatible avec le mode
de jouissance prégnant dans le discours capitaliste. C’est cette
incompatibilité qu’il extrait et livre – non sans proposer les éléments «
infra-minces » qui pourraient contribuer à une issue – à condition de s’en
servir… On redira, pour conclure, l’extrême intérêt de cet essai.