Intervention Printemps de la psychanalyse à Bordeaux
En ce Printemps de la
psychanalyse, j’ai le très grand plaisir et l’honneur de présenter Pierre
Bruno, psychanalyste à Paris, membre cofondateur du Pari de Lacan. Professeur
émérite des Universités, où il enseigna, de 1967 à 1999, ce qui
fonde et perpétue la psychanalyse. Pierre
Bruno est l’auteur de nombreux et remarquables ouvrages traitant des questions
cruciales de psychanalyse. Son œuvre est scandée par une création plus intime,
puisqu’il s’agit de poésie.
« Le passé à sa cause dans le présent », c’est en
suivant cet adage précieux que je me suis engagée, pour cette présentation, vers
les linéaments antérieurs de son dernier né : « Qu’est-ce que rêver ? »
Dans un ouvrage de 2013, Le
savoir du psychanalyste, se trouve un texte qui fut présenté lors d’une
journée associative les Assises II, en septembre 2012) où l’auteur
annonce ce qui soutiendra son travail sur le rêve : « De la jouissance
à l’inconscient, sous l’apparence d’un énoncé simple s’ouvre un redoutable
chantier. La préposition « à » en est sans doute le terme majeur
puisqu’elle en indique un passage où mieux un déplacement. Ce dernier terme est
de Lacan, on le trouve dans une phrase extraite de radiophonie : faire
passer la jouissance à l’inconscient c’est à dire à la comptabilité, c’est en
effet un sacré déplacement. Ici une précision préliminaire s’avère
indispensable. Ce passage concerne le rêve, et il faudra admettre sans plus de
tergiversation que ce qui vaut pour le rêve vaut pour la structure. »
Les mots sont posés : ils signent l’ouverture d’un
« redoutable chantier » et l’orientent, preuve en est : en 2012
et 2013, Pierre Bruno tiendra à Paris un séminaire sur le rêve qui sera
ponctué par la parution d’articles élaborés, complexes, copieusement
référencés, précis et précieux pour le lecteur. L’auteur y présentera un
synopsis des positions de Freud et de Lacan et les changements dans leurs
élaborations respectives. La question du rêve traumatique est remise sur le
métier. Ce rêve où le fantasme est exclu, échoue dans sa fonction.
Les cures lacaniennes orientées par le réel et vers le réel
ont produit sans doute des incidences sur la place du rêve dans les cures et
les travaux psychanalytiques au profit du fantasme et du symptôme. A contre-courant,
Pierre Bruno reprend de bout en bout la théorie sur le rêve et lui redonne sa
pleine portée.
En septembre 2013, dans la revue psychanalyse n° 28, paraitra
un article au statut un peu particulier puisqu’y est annoncé un livre à paraître dont les lignes de force sont posées. Ce livre in progress devrait s’intituler : « Qu’est-ce
que rêver ? ».
2013, c’est cette même année que sera publié chez érès, l’ouvrage Une psychanalyse du rébus au rebut. Nous pourrions trouver dans ce titre une corrélation
avec le rêve qui se présente comme un rébus à décrypter et qui recèle un
ombilic. Il est notable cependant que le parcours indiqué par ce titre est
l’inverse de celui qui est accompli par le travail du rêve : faire passer
la jouissance, en elle même non symbolisable, à l’inconscient
dont la nature est langagière.
Le 23 novembre 2017, Qu’est ce que rêver? est enfin
sur la table des libraires !
Le
titre cible l’objet du livre : c’est le rêve et non l’interprétation du rêve. L’illustration
de couverture, issue du film de Bergman Les
fraises sauvages, 1957, pose la question du regard. De quel regard
s’agit-il ? Pierre Bruno clarifiera cette question.
Dans ce grand livre Qu’est-ce que rêver résonne une
question silencieuse qui renvoie chaque lecteur dans le passé de l’œuvre de
l’auteur.
Pierre Bruno est un fervent lecteur d’Antonin Artaud et de
James Joyce qui donnent matière et force à son travail de chercheur, d’écrivain
et de poète. Ses séminaires et ses publications en révèlent tout l’empan.
Dans Artaud Réalité et
poésie,
publié chez L’Harmattan en 1999[1], une
question majeure est traitée, il s’agit du « tour de force du
poète », question reprise en 2003
dans son ouvrage intitulé La passe, question que l’on retrouve à nouveau ici à propos du
rêve : « Le rêve s’apparente au tour de force du poète dans la
mesure où l’un des sens de la demande que le rêve recèle, le sens qui dépend de l’Autre du symbolique, est remplacé par une signification vide.
C’est précisément ce qui advient lorsque le poème est réussi. »
[2]
Tel, cet effet d’éveil en ce vers, issu du recueil de poésie RATUREDEUXTROIS paru en 2017,
contemporain de Qu’est-ce que rêver ?
« La déposition
de la rosée endort la nuit ». C’est l’annulation d’une des équivoques du
mot « déposition » (témoignage et déchéance) qui contraint la phrase,
à prendre une signification qui est celle de l’aube dont « le sommeil de
la nuit » serait la métaphore, si le poète, en cette occurrence,
n’annulait pas l’effet métaphorique par son choix d’un verbe performatif :
« endort ». Ce que confirment
les vers suivants :
« A
l’heure où pointe la lumière/ entre corbeau et renard/
Les
mots abstraits/ font la fête/ sous leur regard. »
Ces quelques vers semblent répondre au poète Ossip Mandelstam qui dans L’entretien sur Dante, écrivit en 1933 : « Ce qui
distingue la poésie de la parole machinale, c’est que la
poésie, justement, nous réveille, nous secoue au plein milieu d’un mot »[3]
Je vous invite à découvrir la suite de ce poème FABLE II
pleinement réussi, dans RATURDEUXTROIS , aux éditions Le
Bleu du Ciel[4] ;
ainsi que ses autres recueils de poésie : Le
Deuxième recueil, eau
« asis », De la soif physique et de la douleur mo.
Quant à l’œuvre de Joyce, sur laquelle Pierre Bruno s’appuie
et se réfère tout au long de son enseignement, je vous renverrai ici à deux
petits ouvrages remarquables, au format
poche, publiés tous deux en 2012 chez éres : L’un concerne Le père et ses noms[5], l’autre écrit
avec Fabienne Guillen, traite la question du Phallus et la fonction phallique[6].
Ces deux livres donnent le cadran et
l’aiguille d’une boussole pour tous ceux qui sont concernés par la psychanalyse
et souhaitent mettre à l’épreuve leur compréhension du savoir qu’elle suppose.
Dans Qu’est-ce que rêver ?, c’est sur
Finnigans Wake que Pierre Bruno revient encore une fois, pariant que ce
roman joycien pourrait avoir des conséquences sur le savoir psychanalytique
ayant trait au rêve. Dans « ce grand rêve surcrypté », l’écriture
imite le travail du rêve et fait passer la jouissance à l’inconscient,
inconscient duquel Joyce était désabonné. C’est dans l’article « l’amont
du rêve », paru en 2012 dans la revue Psychanalyse, que sera dépliée « cette révolution joycienne ». Finnigans Wake est un récit de rêve artificiel qui comporte pour Joyce sa
propre interprétation.
Qu’est-ce que rêver ? C’est aussi
une rencontre entre deux auteurs et deux livres contemporains : celui qui
nous réunit ici aujourd’hui et un roman d’Haruki Murakami, Kafka sur le rivage : « Si j’ai longuement exploré ce roman écrit Pierre Bruno, c’est pour l’intelligence exceptionnelle
de ce qu’est l’Œdipe, sans avoir à passer par des cours ou une pratique de la
psychanalyse. »[7]
Ce roman dont l’histoire est irréaliste et incompréhensible,
va au fur et à mesure de sa lecture s’éclairer.
Y seront explorées toutes les possibilités de la réalisation œdipienne jusqu’à
son accomplissement final, fondant l’être de filiation, et permettant
l’accès à un au-delà de l’Œdipe et l’émergence de l’être de
symptôme. Le rêve et son interprétation dans une cure où un pouvoir de création
par la lettre tel que celui de Murakami permettent ce passage de l’être de
filiation à l’être de symptôme[8]. Alors écrit Pierre
Bruno, dans le séminaire Deux L’amour conduit
à deux voix avec Marie Jean Sauret : « l’amour pour une étrangère,
même si celle-ci présente des traits communs à l’objet incestueux, pourra venir
remplacer la passion incestueuse. »[9]
Ici résonne à l’oreille de celui qui fréquente les poètes,
cette strophe de Louis Aragon dans Le roman inachevé :
« J’ai pris la main d’une éphémère/ qui m’a suivie dans ma maison/ elle
avait des yeux d’outremer/ elle en montrait la déraison.
Elle avait la
marche légère/ et de longues jambes de faon, / j’aimais déjà
les étrangères/ quand j’étais un petit
enfant. » [10] Et l’amour est « alternatif » [11] du
symptôme.
Fervent défenseur de la clinique qui est la génération du
savoir et a pour fonction l’invention de la théorie et non son illustration; à
partir de nombreux cas, Pierre Bruno enfonce le clou et revient sur le symptôme,
pour lequel comme dans le rêve, il y a intrinsèquement l’ouverture d’une
clôture dans le lien de filiation. [12]
Dans Lacan Passeur de Marx, l’invention du symptôme,
2010, c’est le sujet lui-même qui apparaît « in statut nascendi » comme symptôme du réel, dans l’énonciation qui le génère de
par sa division. Dans Qu’est ce que rêver ?, la question du
symptôme est reprise à propos d’un épisode énurétique
chez un patient d’Ella Sharp. En 2009, dans le séminaire
Deux l’amour, Pierre Bruno s’était déjà interrogé sur l’énurésie infantile[13] et
avait démontré que le symptôme marque le non
rapport sexuel. Tout en recélant de la jouissance, le symptôme en arrête
l’excès. Il est alternatif à l’inceste. Comme le rêve, il sépare
le sujet de l’Autre non barré. C’est à propos de cette énurésie
transitoire du patient d’Ella Sharp que Pierre Bruno formulera un de ses désaccords avec Lacan : « Le désir du
rêve n’est pas la pérennisation du fantasme, même inconscient, c’est au
contraire un pas en avant dans son démontage.” [14] Et le désir, souligne
Pierre Bruno, serait « une voix hors sujet »[15].
Enfin, le dernier point parmi tant et tant d’autres que je
soulignerai de cet ouvrage sur le rêve, c’est la question du démenti, die Verleugnung. En 2010, dans Lacan
passeur de Marx, le démenti ne se limite pas à être une défense
dans la perversion, mais concerne tout sujet dans son rapport au réel. Cette
avancée fut très largement reprise dans des élaborations plurielles scandées
par une rencontre à l’initiative de la revue Psychanalyse, le 10 décembre
2016.
Dès la page 24 de Qu’est-ce que rêver ?, Pierre Bruno
revient sur « ce louche refus » mais ce n’est qu’à la page 427 à propos de « La lice du rêve » qu’il
reprend et mène au bout sa réflexion : « Le rêve se présenterait
comme le comble du démenti puisqu’il ne supporte aucun jugement qui puisse le
dire faux. Le rêve comme le dé-menti mettent en exergue de dire « non »
au langage, à l’Autre du symbolique qui aurait la prétention de tout dire. Le
rêve est incorrigiblement vrai, quelque soit les licornes ou les dragons qu’il invente. »[16]
A la fin de ce colossal travail sur le rêve, dont la lecture
et le philtre qu’il diffuse pourraient laisser son lecteur captif de ses arcanes
; Pierre Bruno, jusqu’à la dernière ligne, veille et met en garde : « Un rêve n’est jamais, en soi, une
solution, si l’éveillé ne prend pas le relais pour autre chose que rêver. Se présente
ainsi, de nouveau, la question de l’interprétation et de ce qu’elle peut
dissoudre du fantasme, ou le démonter, pour faire place à l’acte. »[17] L’acte qui me sépare de l’Autre en moi.
Bordeaux 5 mai 2018, Le printemps de la psychanalyse.
Florence Briolais
[3] Ossip Mandelstam,
L’entretien sur Dante, in Œuvres en proses, éd. La Dogana 2018, p. 588.
[4] P. Bruno, RATURDEUXTROIS, FABLE II, éd. Le Bleu du Ciel, p. 95.
[5] P. Bruno, Le père et ses noms, érès, 2012.
[6] P. Bruno, Phallus et fonction phallique, érès,
2012.
[8] Ce qui les
différencie est énoncé dès 2010 dans Lacan passeur de Marx, p. 254.
[10] Louis Aragon
(1897-1982), dans Le roman inachevé, 1956.
[12] Ibid, p. 299.
[13] P. Bruno,
« Deux l’amour », in Du Divin
au Divan, érès, 2014, p. 445.
[15] Ibid, p. 325.
[16] Ibid, p. 429.
[17] Ibid, p. 461.